Si c’était à refaire, j’aurais donné pour titre à ce congrès : L’urgence de la vie.
Je voudrais vous indiquer comment le thème de ce congrès s’inscrit dans la suite logique des thèmes des congrès précédents : l’inconscient en 2017 et le transfert en 2018.
Dans le texte ultime de Lacan, « La préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Lacan fait un usage d’un signifiant que j’ai proposé à notre École de tirer au clair, celui de « cas d’urgence ».
Ce texte que Lacan a écrit immédiatement après son séminaire sur Joyce, (11/5/76 – 17/5/76) qui au fond constitue la dernière séance de ce Séminaire, comme le fait remarquer Jacques-Alain Miller, est un texte de clinique psychanalytique pure et qui redéfinit la passe. C’est la raison pour laquelle Miller peut dire qu’il s’agit en quelque sorte du testament de Lacan. En fait, ce texte est une boussole pour la formation du psychanalyste. Je me suis donc mis à la tâche de tenter de comprendre ce sur quoi je butais : « mes cas d’urgence ».
Je me suis d’abord mis à rechercher où Lacan parlait d’urgence. Lacan parle à plusieurs endroits d’urgence dans son enseignement. Puisqu’il s’agit de la formation du psychanalyste dans cette préface au Séminaire XI, je me suis posé la question de savoir s’il était aussi question d’urgence lorsque Lacan a inventé la passe, en 1967 dans sa «Proposition du 9 octobre 1967 ». Et la réponse est affirmative et cela a attiré mon attention.
L’urgence dans ce dernier texte, qui s’articule à la satisfaction, constitue l’un des ultimes concepts de l’enseignement de Lacan.
Arrêtons-nous par conséquent à ces deux paradigmes de l’urgence sur lesquels Lacan s’appuie pour inventer la passe : L’urgence subjective en 66 et 67 et ces cas d’urgence en 76.
A. En 1966 d’abord, Lacan parle d’urgence subjective. L’urgence subjective est le paradigme dont se sert Lacan pour aborder la question de la formation du psychanalyste : « Il y aura du psychanalyste, dit-il, à répondre à certaines urgences subjectives [1]. » C’est en 1966. C’est important de le souligner parce qu’un an plus tard, en octobre 1967, Lacan invente la passe [2].
B. Les cas d’urgence dont il parle 10 ans plus tard, n’est pas l’urgence du sujet, l’urgence subjective. Dans les cas d’urgence il s’agit de l’urgence du parlêtre. De l’urgence subjective à l’urgence du parlêtre il y a un pas à franchir. En 1976 ce paradigme de l’urgence est défini dans sa « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI ». Lacan situe le psychanalyste en tant qu’il est celui qui accepte de faire la paire avec ses « cas d’urgence ». Comme on va le voir, ce petit texte est une réécriture de sa « Proposition » sur la passe.
L'urgence subjective
En 66 l’urgence subjective est le point d’Archimède qui préside au transfert, soit lorsque S1 est coupé de S2.
Lacan désigne ce qu’on appelle la demande de l’analysant en puissance comme la requête d’une urgence. L’urgence subjective est le point d’Archimède qui préside à l’établissement du signifiant du transfert dans son rapport au signifiant quelconque. L’urgence subjective, au sens de la psychanalyse, implique l’appel à l’Autre, à S2. On rencontre un analyste quand on se trouve face à une mauvaise rencontre ou à un symptôme qui fait rupture de sens, quand on se trouve face à une rupture de la chaîne signifiante (S1//S2). En 67, dans sa « Proposition », le psychanalyste dans le dispositif analytique, est cette personne, ce « quelconque », un S2, qui incarne ce lieu d’adresse du parlêtre, le S2 quelconque, il est celui qui accepte de se faire le lieu du transfert de l’analysant. En 66, l’urgence subjective correspond à la rupture de la chaîne signifiante (S1//S2). À cet égard, l’entrée dans la cure analytique « commémore » le moment traumatique de la rencontre de la langue et du corps. L’urgence subjective en 67 dans sa « Proposition » sur la passe, préside au transfert, soit à l’instauration du sujet supposé savoir pour renouer avec S2. Le mathème du transfert, explique Miller, se déduit de la définition du sujet dans le Séminaire XI : (S1→S2). Un sujet est ce qui est représenté par un signifiant S1 pour un autre signifiant S2.
L’urgence des cas d’urgence, l’urgence du parlêtre
Lacan, dans son tout dernier enseignement, redéfinit la question de la passe et de la formation du psychanalyste en articulant ce signifiant, urgence, avec un autre signifiant : celui de la satisfaction. Urgence et satisfaction font la paire dans le texte ultime de Lacan et constituent un ultime concept de la psychanalyse du tout dernier Lacan pour proposer sa définition de la passe.
Dans ce texte, Lacan se pose la question suivante : Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à s’installer comme psychanalyste ? Pourquoi donc quelqu’un décide-t-il devenir analyste ? Y a-t-il autre chose qui le motive à exercer cette profession que de gagner du fric ? Est-ce que ce serait par amour de son prochain ? Et si ce n’est pas pour ça, y aurait-il une autre raison ?
Lacan répond alors à sa question : donner la satisfaction à son analysant est l’urgence à laquelle préside l’analyse. L’urgence du psychanalyste consiste en effet « à donner cette satisfaction ». Dans ce texte, l’analyste est appelé à donner la satisfaction à celui avec qui il fait la paire. Ce n’est pas évident à saisir cela au premier abord.
J’ai deux questions pour tenter de tirer cela au clair. D’abord, lorsque Lacan parle de cette satisfaction, de quelle satisfaction s’agit-il ? Ensuite, l’articulation de ces deux signifiants « urgence et satisfaction » m’est apparue particulièrement difficile à saisir à la première lecture du texte.
Depuis quand l’analyste donne-t-il la satisfaction à ses analysants ? Ce n’est pas du tout évident d’articuler urgence et satisfaction comme le fait Lacan. Quelle serait cette sorte de satisfaction que l’analysant attendrait de la part de celui avec qui il fait la paire ? S’agirait-il de satisfaire à une demande ? Comme le souligne Miller, il ne s’agit pas de satisfaire la demande qui, elle, « doit rester lettre morte ». Ou s’agirait-il alors de la satisfaction d’un besoin quelconque, ou encore par amour du prochain comme ce qui anime le bon samaritain ?
Il ne s’agit ni de la satisfaction de la demande, ni non plus de celle du besoin ou par amour de son prochain. Si ce n’est pas de tout cela qu’il s’agit, alors se dit Lacan, posons la question aux psychanalystes eux-mêmes, ou du moins à ceux qui sont allés jusqu’au terme de leur analyse. « Interrogeons ceux qui se risquent à témoigner » de leur parcours analytique, interrogeons, dit-il, « comment quelqu’un peut se vouer à satisfaire ces cas d’urgence ».
Quels sont alors ces cas d’urgence et de quelle nécessité de la satisfaction s’agit-il ? Voilà posées par Lacan les coordonnées de ce texte.
Lorsqu’il reparle de la passe à la fin de son enseignement, Lacan n’utilise pas le signifiant « urgence subjective » comme il le faisait dans sa proposition de 67, mais celui de « cas d’urgence ».
D’autres signifiants ne se retrouvent plus dans ce texte.
On ne retrouve pas le signifiant « transfert » dans ce texte non plus, alors que le transfert trouve sa définition algorithmique dans sa proposition d’octobre 67. Dans ce texte ultime, les signifiants savoir, sujet supposé savoir et transfert n’y figurent plus. Le sujet supposé savoir c’est l’hypothèse de l’inconscient freudien, l’inconscient transférentiel. À cet égard, Miller précise qu’il préfère qu’on dise qu’on revient de séance en séance parce que « ça pousse », « ça urge », plutôt qu’à cause du transfert.
À la place du signifiant transfert on trouve faire la paire. Le transfert s’appuie sur les signifiants de l’analysant, alors que faire la paire avec ces cas d’urgence impliquent une jouissance que recèle et qui préside au transfert, c’est-à-dire le sinthome.
Ce sur quoi Lacan met l’accent dans ce texte ultime, c’est que dans l’analyse, il y a toujours urgence, il y a toujours quelque chose qui pousse, qui urge, qui presse et que recèle le transfert au-delà des signifiants, même si on prend ensuite son temps, si on traîne [3]. L’urgence c’est ce quelque chose qui s’inscrit dans la durée, qui presse le parlêtre. Quelque chose de l’ordre de l’urgence de la vie, comme l’a magnifiquement développé Dominique Holvoet dans son enseignement d’AE.
Qu’elle est cette urgence ? C’est précise Lacan, l’urgence de la satisfaction. Quelle satisfaction ? Miller précise : « Cela indique une causalité qui opère à un niveau plus profond que le transfert, à un niveau que Lacan qualifie de satisfaction en tant qu’elle est urgente et que l’analyse en est le moyen [4]. » C’est l’analyste qui est appelé à donner cette satisfaction. On ne revient pas de séance en séance à cause du transfert, mais à cause d’une urgence qui satisfait la pulsion de la vie. Au fond, nous sommes toujours en état de tenter de satisfaire quelque chose, sans jamais y parvenir, et c’est ce qui nous pousse, ce qui met l’être parlant dans cet état d’urgence. Comme l’animal, on peut satisfaire ses besoins. Cependant la satisfaction dont il s’agit ici n’a rien à voir avec la satisfaction des besoins. Ce dont il s’agit ici c’est de l’urgence de la vie qui quelque part ne se satisfait jamais parce qu’elle ne se rapporte pas à la satisfaction de la demande. Lacan avait déjà précédemment évoqué l’urgence de la vie en tant qu’elle est quelque chose qui pousse, quelque chose qui veut, quelque chose qu’il faut situer au-delà de la satisfaction des besoins vitaux et qui se rapporte au réel. Il s’agit dans l’urgence de la vie, d’un « vouloir », d’une volonté de vivre que Lacan définit précisément dans le séminaire sur l’Éthique de la psychanalyse.
« L’urgence, l’urgence de la vie, l’urgence vitale, c’est-à-dire la volonté fondamentale de vivre, le besoin propre à la vie au-delà des besoins vitaux, le Not des Lebens de Freud est appréhendée par Lacan par l’expérience de la parole. Et à cet égard, la cure analytique est une expérience de parole au cœur de laquelle se situe l’urgence de la vie [5]. »
L’urgence de la vie est appréhendée par Lacan par l’expérience de la parole. L’urgence de la vie constitue le cœur du sinthome où le corps se noue à la langue.
En d’autres mots, l’urgence de Lacan tout à la fin de son enseignement, celle qui pousse le parlêtre, celle qui booste le parlêtre consiste ainsi à courir vers la vérité que recèle le trou du réel dans le langage, mais cette vérité ne s’attrape pas par les mots. L’urgence, c’est celle qui consiste à tenter d’attraper la vérité qu’on n’atteint jamais parce que le réel fait trou dans la langue. C’est cela qui se situe au-delà de la satisfaction des besoins. C’est la course elle-même vers la vérité qui procure la satisfaction du parlêtre. C’est la raison pour laquelle, on peut dire que l’analyse est en elle-même le moyen de cette satisfaction urgente. C’est le transfert lui-même qui travaille à la satisfaction. C’est l’association libre elle-même qui procure cette satisfaction qui se situe au cœur de l’urgence de la vie.
À cet égard, l’analyste est celui qui accepte de faire la paire avec l’analysant pour donner cette satisfaction. Et la question cruciale qui se pose alors est de savoir comment y mettre un terme.
La question qui se pose alors est la suivante : « Comment se passer de faire la paire avec son analyste, comment se satisfaire sans son analyste. » Cela revient à se poser la question de savoir comment y faire avec la jouissance non résorbable, celle que recèle le sinthome qui fait le cœur de cette urgence de satisfaction. « Le mirage de la vérité » a un terme dit Miller [6], celui de l'inconscient réel qui se voit, qui s'apprécie à « la satisfaction qui marque la fin de l'analyse [7] ».
La racine du mot « satisfaction » est le satis, du latin satiare, le « c’est assez ». Ainsi, la satisfaction c’est aussi celle de la fin de l’analyse. La satisfaction c’est aussi le « c’est assez !, ça suffit, c’est suffisant » que l’on doit situer à la fin.
La satisfaction se décline par conséquent selon le mode du satis, du « c’est assez ». C’est assez parce qu’on a trouvé une nouvelle façon de savoir y faire avec sa jouissance non résorbable. « La question de la passe, remarquait Miller, est celle de la réconciliation, de l’alliance avec cette jouissance impossible à négativer. Non pas le non, mais le oui à la contingence qui m’a fait ce que je suis, disait-il. Je suis ce que je jouis[8]. »
Il n'y a pas de façon plus sobre, plus délicate, de le dire, poursuit Miller. Il y a fin de l'analyse quand il y a satisfaction. Cela suppose sans doute une transformation du symptôme qui, d'inconfort, de douleur, délivre la satisfaction qui, depuis toujours, l'habitait, l'animait. Le critère est de savoir y faire avec son symptôme pour en tirer de la satisfaction.
À la fin de son enseignement, Lacan écrit que l’analyste « s’hystorise de lui-même », c’est-à-dire, s’hystorise dans la solitude de l’Un, sans faire la paire avec son analyste. Comme on s’en aperçoit, l’urgence ici se situe au point d’Archimède de la passe du tout dernier Lacan. Ce texte testamentaire sur la passe définit la passe par l’urgence de la vie.
1Lacan, J., « Du sujet enfin en question », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 229-236.
2Lacan, J., « Proposition du 9 octobre 67 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, 2001, Seuil, Paris, p. 243-249.
3 Cf. Miller, J.-A.,« La passe du parlêtre », de « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse » (2008-2009), The Lacanian Review, n° 6, « ¡Urgent ! », NLS, Paris, 2018, p. 124-146, établie par C. Alberti et P. Hellebois, enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris VIII, leçon du 21 janvier 2009. Une première version de ce texte établie par J. Peraldi et Y. Vanderveken est parue dans La Cause freudienne, n° 74, Navarin, Paris, 2010, p. 113-123. Non relu par l’auteur.
4Ibid., p. 136.
5 Extrait de la conférence Urgence ! de Christiane Alberti à Bruxelles le 8 décembre 2018.
6 Cf. Miller J.-A., « La passe bis », La Cause freudienne n° 66, Navarin, Paris, leçon du 10 janvier 2007 de « L'orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris VIII.
7 Lacan, J., « Préface à l'édition anglaise du Séminaire XI », The Lacanian Review 6, op. cit., p. 24.
8 Miller, J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », op. cit., cours du 8 avril 2009.