Ce qui se déchire du voile du fantasme dans la crise

Par: 

Anne Béraud

Ce qui se déchire du voile du fantasme dans la crise

Anne Béraud

Que nous apprend Lacan, avec Hamlet, sur la crise ?

Hamlet tergiverse et procrastine : il n'accomplit pas la vengeance édictée par son père, même s'il ne met pas en cause son devoir. Pourquoi ? Qu'arrive-t-il dès le début de la pièce ? La pièce s'ouvre sur une crise, celle d'Hamlet après avoir reçu la parole du ghost.

Le désir d'Hamlet est soudain émoussé, on en trouve le baromètre dans son rapport à Ophélie. Lacan insiste : Hamlet est « la tragédie du désir »1. « Que peut vouloir dire que le désir ait ici, par rapport à l'action, la fonction d'un obstacle ? »2 (p. 347).

En effet, que s'est-il passé ? Pourquoi Hamlet ne peut plus soutenir son désir ?

La thèse de Lacan est qu'Hamlet a été empoisonné3 par les paroles du spectre de son père. Nous allons voir ce qui est révélé.

(Acte 1, scène 5).

 

Chute de l'idéal

Il y a, d'une part, la révélation que le père a été fauché dans la fleur même de son pêché (Hamlet p. 97), ce qui vient entamer l'idéal de la fonction paternelle. C'est la face du père réel et de sa jouissance qui, pour Lacan, vient vider le lieu de la parole (A) d'une consistance dernière. Cela dévoile un manque structural à pouvoir cerner la jouissance. Chute de l'idéal : « Il y a quelque chose de pourri au royaume du père. »4

Hamlet rencontre là S(A/). « Cette révélation peut (...) être inscrite sous la forme où nous inscrivons le message de l'inconscient, à savoir, le signifiant de A/, S(A/). »5

 

Le trop de jouissance de la mère

Puis il y a, d'autre part, les paroles concernant la conduite de sa mère. Le spectre du père dévoile le trop de la jouissance de la mère.

Il lui est révélé – ce qui porte un coup fatal au désir d’Hamlet – « quelque chose de l’Autre réel », dit Lacan. Hamlet rencontre la mère en tant que femme, c'est-à-dire pas-toute soumise à la loi du symbolique. Ce que le spectre met à nu, c'est « la mère telle qu'elle est (…) qui est moins désir que gloutonnerie »6 (p. 356).

L'Idéal d'Hamlet s'effondre devant la perspective du désir de l'Autre d'une voracité absolue.

L'idéal est donc touché de diverses façons, par les révélations du père pécheur et de la « voracité instinctuelle »7 de la mère, par le remariage de Gertrude trop rapide qui court-circuite la valeur rituelle du deuil.

Le fantasme est touché – nous allons voir comment. Hamlet est en crise, dirait-on aujourd'hui !


S'en suit la folie d'Hamlet et le rejet de l'objet Ophélie devant lequel le sujet Hamlet vacille. Hamlet fait le fou pour oublier ce savoir insupportable. « Celui qui sait, dit Lacan, est dans une position (…) dangereuse »8 (p. 377). C'est un savoir qui tue le désir. La révélation du ghost a ravagé le système signifiant. Le système signifiant, c'est croire en la parole pour seule garantie de la non-garantie du lieu de l’Autre. C'est ce qui est là ébranlé et laisse apparaître la non-garantie du lieu de l’Autre (S (A/)). S (A/), c’est précisément ce que reçoit Hamlet comme réponse de l’Autre. Lacan fait partir le drame d'Hamlet de ce point (p. 355).

Le ghost a déphallisisé le monde d'Hamlet, le réduisant à l'objet. Il dévoile la crudité de la vie, ce qui ravage Hamlet. Hamlet rencontre le réel de la jouissance, sous les auspices de celle de son père et de celle d'une femme, sa mère. Ce savoir l'encombrera désormais.

« Un voile est levé, celui qui pèse justement sur l'articulation de la ligne inconsciente. C'est ce voile que nous-mêmes, analystes, essayons de lever dans notre pratique, non sans qu'il nous donne (…) quelque fil à retordre. » « Ce voile doit bien avoir quelque fonction essentielle pour la sécurité du sujet en tant qu'il parle. »9 (p. 351).

Cette traversée sauvage du fantasme, en tant que ce voile se déchire, a des conséquences sur le désir.

 

L'amour révoqué

Lacan interprète le discours du spectre ainsi : le ghost dit qu'il faut faire cesser la luxure de la reine, donc il met en cause le désir de la mère (et non le désir pour la mère).

Que dit le père ? Le père dit qu'il a été trahi par l'amour. Il révèle crûment sa version de l'amour : il a subi la trahison, l'amour est donc révoqué10. Les semblants sont révoqués, l'amour est destitué. Le sens de ce qu'Hamlet apprend : « C'est l'irrémédiable, absolue, insondable, trahison de l'amour – de l'amour le plus pur »11 (p. 352). Cette révélation radicale plonge Hamlet dans cette sorte de stupeur (p. 355 et 476).

Hamlet a été amoureux d'Ophélie jusqu'à sa rencontre avec le spectre. Depuis, il ne sait plus ce que c'est que l'amour. Il en est anéanti.

Le personnage Ophélie permet d'en montrer les conséquences sur le sujet Hamlet vis-à-vis de l'objet de son désir, une fois qu'il a eu affaire avec le réel de l'Autre maternel : illimité, sans pudeur, ravalant tout objet digne, agalma (le roi Hamlet), à un objet indigne, déprécié, paléa (le roi Claudius) tout aussi bon à assouvir la jouissance. Si la mère peut ainsi passer d'un objet digne à un objet indigne12, l'idéal en prend un coup.

 

Dépersonnalisation et ravalement de l'objet d'amour

Hamlet « a perdu la route, la voie de son désir »13 (p. 364). Quelle conséquence sur les objets de son désir ?

Lacan insiste sur ce moment où Hamlet retrouve Ophélie après sa rencontre avec le ghost du père (p. 378). Hamlet est désorganisé sur un plan subjectif, dépersonnalisé. Il ne reconnaît plus Ophélie. Voici comment elle décrit Hamlet :

« Le seigneur Hamlet, son pourpoint tout dégrafé,

Sans chapeau sur le tête, ses bas crottés,

Sans jarretières, et retombant sur ses chevilles,

Pâle comme sa chemise, claquant des genoux,

Et avec un regard si pitoyable

Qu'on eût dit que l'enfer l'avait relâché

Pour en dire les terreurs, il s'avance vers moi. » (Hamlet p. 115).

Hamlet a rencontré l'enfer, et ceci a des conséquences sur son fantasme et donc sur son désir. Le fantasme est touché, donc le désir l'est aussi. Le sujet vacille devant l’objet exalté jusque là. L’« objet sublime du désir, dit J.-A. Miller, se trouve ensuite par une oscillation objet déchu »14. « Ophélie est (…) dissoute en tant qu'objet d’amour »15 parce que l'amour lui-même a été révoqué. Ophélie « est soudain rabaissé, ravalé, mis au même rang que la mère. »16 Dans ce moment de dépersonnalisation, le rapport d'Hamlet aux femmes s'en trouve anéanti : il annonce à Ophélie, non qu'il ne l'aime plus, mais qu'il ne l'a jamais aimée. Il la maudit en tant qu'elle deviendra « la porteuse d'enfants, et de tous les pêchés » et « support d'une vie (...) condamnée. »17

 

Crise et décomposition du fantasme

Lacan parle de la crise comme telle (p. 379). Une telle désorganisation subjective ne peut se produire que si « quelque chose vacille dans le fantasme »18. La dépersonnalisation d'Hamlet indexe la décomposition du fantasme (p. 380). Le voile de son fantasme s'est déchiré. « Dans une certaine crise, [se produit] une (...) rupture, une (...) atteinte de l'objet au niveau spécifié ($<>a). »19 Le fantasme bascule entièrement du côté de l'objet – il devient pervers – (p. 380), et Ophélie n'est alors plus traitée comme une femme, elle n'est plus que le phallus rejeté au dehors (p. 380). Une « horreur de la féminité » se déclare crûment.

 

La mère comme objet a

Le paroxysme de la pièce, nous dit Lacan, se situe dans le dialogue entre Hamlet et sa mère, où le fantasme bascule à nouveau du côté de l'objet a. Hamlet a des mots très durs pour qualifier l'excès de jouissance de la femme qu'est sa mère.

« Quoi ! vivre

Dans la sueur rance d'un lit poisseux,

Mariner dans le stupre, faire le câlin et l'amour

Dans une bauge infecte... » (Hamlet, Acte III, scène IV, p. 227).

Et plus loin :

« (…) n'allez pas au lit de mon oncle.

(…)

(…) Refrénez-vous ce soir » (Hamlet, Acte III, scène IV, p. 233).

Hamlet compare les vertus de son père et l'abjection de son oncle. Il demande à sa mère de ne pas détruire la beauté du monde, puis il cède. Son appel à l'abstinence se retourne soudain (p. 366). Le désir de la mère « ne saurait d'aucune façon être dominé »1 (p. 334).

 

L'objet reconquis

Hamlet retrouvera le chemin de son désir dans la scène du cimetière, par procuration. Il s'appuie sur le spectacle du travail de deuil d'un autre idéal (Laërte). Il rejoint Ophélie dans la tombe, réintègre l’objet a par le fait de voir la douleur de Laërte sur la tombe de sa sœur. Ophélie est reconstituée comme objet d'amour, par l'intermédiaire de Laerte. Elle reprend toute sa valeur. Du fait de sa mort, elle redevient un objet impossible. « L’objet n’est ici reconquis qu’au prix du deuil et de la mort »21 (p. 382).

 

Pour conclure

« Le fantasme est : (...)

  • le terme de la question du sujet,

  • le lieu où la question du sujet sur son désir trouve sa réponse,

c’est-à-dire comme le nec plus ultra du désir. »22 indique J.-A. Miller.

Dans un moment de crise, le fantasme est atteint, et on voit bien comment une série de conséquences logiques en découle.

La crise, à la fois, ouvre un trou, S(A/), et découvre un objet (a) qui surgit de la déchirure du voile du fantasme.

Dans ces moments de crise, Hamlet est confronté à la chute de l'idéal qui,

- d'une part, propulse le sujet vers la rencontre avec S(A/) – une absence de garantie dans l'Autre ;

- et d'autre part, produit une traversée sauvage du fantasme ($<>a) qui dévoile l'objet.

Ceci précipite le sujet dans la crise, avec ses effets de détresse, d'angoisse, de dépersonnalisation, d'inhibition, de dépression.

Montréal, février-mars 2015.

 

1Lacan J., Le Séminaire VI Le désir et son interprétation, Ed. De la Martinière Le Champ Freudien, Paris, 2013. p. 297 et 363.

2Ibid, p. 347.

3Cf. Hellebois P., « Hamlet empoisonné par son père », Conférence de l'ACF-CAPA à Lilles, 10 mai 2014. Cf. Le Séminaire VI Le désir et son interprétation, p. 478.

4Adam R., Séminaire de lecture du Pont Freudien à Montréal, 1er février 2015.

5Lacan J., Le Séminaire VI Le désir et son interprétation, Ed. De la Martinière Le Champ Freudien, Paris, 2013. p. 406.

6Ibid., p. 356.

7Ibid., p. 365.

8Ibid., p. 377.

9Ibid., p. 351.

10Cf. Lacan J., Le Séminaire VI Le désir et son interprétation, Ed. De la Martinière Le Champ Freudien, Paris, 2013. p. 476.

11Lacan J., Le Séminaire VI Le désir et son interprétation, Ed. De la Martinière Le Champ Freudien, Paris, 2013. p. 352.

12Cf. Lacan J., Le Séminaire VI Le désir et son interprétation, Ed. De la Martinière Le Champ Freudien, Paris, 2013. p. 339.

13Lacan J., Le Séminaire VI Le désir et son interprétation, Ed. De la Martinière Le Champ Freudien, Paris, 2013. p. 364.

14Miller J.-A., « Présentation du Séminaire VI », In Latigazo no 2, p. 2.

15Lacan J., Le Séminaire VI Le désir et son interprétation, Ed. De la Martinière Le Champ Freudien, Paris, 2013. p. 380.

16Adam R., Séminaire de lecture du Pont Freudien à Montréal, 1er février 2015.

17Lacan J., Le Séminaire VI Le désir et son interprétation, Ed. De la Martinière Le Champ Freudien, Paris, 2013. p. 380.

18Ibid., p. 379.

19Ibid., p. 379.

20Ibid., p. 334.

21Ibid., p. 382.

22Miller J.-A., « Présentation du Séminaire VI », In Latigazo no 2, p. 1.