Par:
2èmes journées d'étude de NLS-Québec - MOMENTS DE CRISE
Dimanche 12 AVRIL 2015
Montréal - UQAM
Il n’y a de crise que de la Krisis. L’exemple du Québec
Fernando Silveira Rosa
I – Introduction
Il est difficile d’ouvrir un journal au Québec sans prendre connaissance d’une nouvelle crise. On pourrait dire que le terme crise est certainement l’un des plus utilisés par les mass-média dans le monde, cependant, cette référence ne se limite pas au champ médiatique, elle est également présente dans la littérature scientifique, et cela en plusieurs domaines.
Tout se passe comme si, à partir du XXe siècle, le monde entier témoignait d’une ou de plusieurs crises. La dissémination du signifiant « crise » est telle qu’on est amené à voir le concept de crise comme n’étant pas réductible à une brève période de transition, ni même à une situation précise comme l’économique par exemple. Une crise devient désormais l’horizon de notre vie quotidienne. On peut même être tenté de forger une disposition ontologique de la crise, une krisis-dasein, mais hélas cela n’est plus possible, car l’ontologie est elle aussi en crise, et cela depuis plusieurs siècles.
Si l’on se fie à l’idée que la crise est partout comme disent les journalistes, certainement, on devra la trouver au Québec. Voici que les journaux québécois parlent par exemple de la crise de l’éducation. Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas citer les « 5 raisons pour lesquelles l’éducation est en crise de nos jours »1 2, titre d’un article d’Emma Jenner, collaboratrice du HuffPost et auteur du livre Keep Calm and Parent On. Prenons plutôt comme exemple d’une crise de l’éducation, la grève étudiante de 2012, qui était une réponse à l’augmentation projetée des droits de scolarité universitaires pour la période de 2012 à 2017 dans le budget provincial 2012-2013 du gouvernement du Parti libéral de Jean Charest. Mais est-ce que la grève étudiante appuyée par de nombreuses autres manifestations populaires d’indignation ont témoigné ou témoignent nécessairement d’une crise ?
II- Esquisse d’une définition du concept
Ainsi, à la manière de Socrate, transformons notre problème en une question : qu’est-ce qu’une crise ? De quoi parle-t-on quand on parle de crise ?
Crise est un mot d’origine grecque (κρισιs), et en grec ancien ce terme renvoie à un acte de décision, à un moment critique, un jugement.
De ce qu’on sait jusqu’aujourd’hui, Hippocrate fut le premier à avoir écrit ce signifiant, en lui attribuant un usage très précis du contexte médical. Chez Hippocrate, le terme κρισιs qualifiait un moment crucial du développement d’une maladie, le moment où la maladie touchait à son terme d’une manière ou d’une autre3. Ce terme était également employé pour désigner le moment où le soignant devrait décider (κρινειν) de la thérapie à appliquer dans le processus de la cure.
En dehors du champ médical, le terme de crise a été employé, entre autres, dans les contextes de guerre, comme on le voit dans La guerre du Péloponnèse par exemple, où l’historien Thucydide d’Athènes affirme que les combats auraient permis de « rendre la crise », c’est-à-dire de prendre une décision, de trancher, au sein d’un conflit entre Perses et Grecs4.
Ainsi, on constate que, de la grève étudiante à Hippocrate, d’Hippocrate à la guerre du Péloponnèse, l’écriture de chaque crise vient pointer une dimension temporelle qui n’est pas comme les autres. Je souligne que dans les exemples cités en-haut nous pouvons à chaque fois identifier les deux composantes du moment de crise, à savoir, la dimension temporelle, un moment précis, et, l’acte de décision, d’un jugement qui n’est relu que dans l’après-coup.
Mais, développons davantage la particularité de ce moment de crise. Pour cela, je vous invite à suivre quelques pas de l’élaboration faite par Thomas Kuhn5, dans un ouvrage intitulé La structure des révolutions scientifiques.
Kuhn définit la crise comme étant le moment où un paradigme scientifique est en train d’être remplacé par un autre. Selon l’auteur, avant qu’un paradigme soit complètement remplacé par un autre, une sorte de phase intermédiaire s’installe pour soutenir ce moment de transition qu’il nomme crise. Il ne s’agit donc pas tout simplement d’évoquer l’acte de décider, mais plutôt d’une décision dans un moment où les repères établis sont défaillants ou imprécis.
Si le mot paradigme peut paraître étranger au champ analytique, nous pouvons le remplacer par celui d’univers symbolique, et voilà que nous sommes très près de la lecture que nous propose Jacques-Alain Miller de crise. Selon le psychanalyste, « chaque séance est comme une petite crise, qui connaît paroxysme et résolution. Bref, il y a crise au sens psychanalytique quand le discours, les mots, les chiffres, les rites, la routine, tout l’appareil symbolique, s’avèrent soudain impuissants à tempérer un réel qui n’en fait qu’à sa tête. Une crise, c’est le réel déchaîné, impossible à maîtriser. »6
Ce qui est intéressant dans l’analyse qu’on a fait à partir d’Hippocrate, de Thomas Kuhn et celle de Jacques-Alain Miller c’est qu’elle souligne la dimension temporelle, c’est-à-dire, dans le temps d’une crise et dans le temps nécessaire pour lire une crise, puisqu’une crise ne se lit qu’après-coup. On voit que le terme allemand « Nachträglichkeit » traduit par « après-coup » a toute sa pertinence dans l’analyse d’une crise. Ce terme qui est employé par Sigmund Freud pour désigner une sorte de réécriture ou de relecture d’un événement traumatique du passé,7 a été repris par Lacan pour souligner la dimension de la temporalité et de la causalité psychique.8
Or, penser l’après-coup de l’émergence du réel c’est ce quʼont fait, entre autres, Edmond Husserl et Sigmund Freud dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, et dans Malaise dans la civilisation, respectivement. L’inquiétante question qui animait les deux étudiants de Bolzano fut de savoir comment une humanité comme celle de l’Europe, qui se croyait si civilisée et rationnelle, qui aurait incarné la raison universelle, en est venue à l’irrationalité de la guerre et des camps d’extermination.
La crise de la Krisis
Ce que nous avons vu jusqu’à maintenant nous a permis de développer une base conceptuelle qui nous permet d’entamer une analyse critique et rigoureuse à propos du concept de crise, et notamment de crise au Québec. Pour cela, j’ai essayé d’indiquer quelques éléments de la conceptualisation du terme crise ainsi que des exemples de crise.
Sans cet effort conceptuel, notre analyse tend à devenir une analyse de la crise comme étant un universel, dû l’insistance de la presse québécoise en décrire la crise au lieu d’une crise. Admettons avec eux que la crise est partout, mais, si elle est partout, où est-elle ?
Si nous reprenons le cas de la grève étudiante de 2012 au Québec, il est incontestable qu’elle n’a pas été sans effet politique ; il y a eu un changement de pouvoir (du Parti libéral au Parti québécois) et la création d’un Sommet pour l’éducation supérieure9. Mais, essayons de lire cet événement à partir de ce que nous avons développé à propos du concept de crise comme étant une décision prise dans un moment où les repères établis sont défaillantes et où la décision est commandé par un changement de paradigme. De cette manière, peut-on encore dire que les stratégies politiques du Parti libéral, motif de la grève, et la grève étudiante ont conduit à un changement paradigmatique ?
Peut-être qu’il est encore trop tôt pour évaluer les impactes décisifs de cette grève dans une perspective des grands paradigmes politiques. Cependant, il y a six jours Le Journal de Montréal publiait un article dont le titre était « Le Québec pourrait revivre une crise sociale, croit Ménard », et voilà qu’encore une fois on lit que « près de 55.000 étudiants sont de nouveau en grève, le chaos pourrait être de retour sur le campus puisque la démocratie étudiante baigne toujours dans le même flou juridique10 » que celui de la grève précédente. En quoi pourrait-on dire que la grève étudiante qui a lieu présentement au Québec n’est pas en lien avec la grève de 2012 ?
La question qu’on peut se poser est de savoir si peut-on toujours nommer « crise » ce qui se répète sans cesse ? Y aurait-il une jouissance de crise, vu que le concept de jouissance invoque une dimension de répétition ? Quant à nous, nous soutenons que contrairement à l’indignation et aux manifestations de mécontentement qui sont fréquentes, le phénomène de crise est rare, parce que la collectivité est, dans la plupart du temps, heureuse, anesthésiée par une indifférence mortifère, presque absolue, où chaque chose trouve sa place et où la contingence est pourchassée au bénéfice du contrôle et de la sécurité. Dans ce sens-là, il nous semble que, ce qui est en crise c’est le concept de krisis, concept vidé par l’emploi journalistique de la crise au détriment d’une crise, d’une action qui met en risque une décision dans un moment obscure et dont les effets peuvent êtres lus dans l’après-coup par un sujet.
1 1) On a peur de nos enfants ; 2) On a baissé la barre ; 3) On a perdu le village ; 4) On tombe dans la facilité ; 5) Les parents font passer les besoins de leurs enfants avant les leurs.
2 http://quebec.huffingtonpost.ca/emma-jenner/5-raisons-pour-lesquelles-le...
3 Natacha Ordioni , « Le concept de crise : un paradigme explicatif obsolète ? Une approche sexospécifique », Mondes en développement 2/2011 (n°154) , p. 137-150. URL : www.cairn.info/revue-mondes-en-developpement-2011-2-page-137.htm.
4 Dictionary of concepts in history, Harry Ritter, Library of Congress Catalog Card Number : 85-27305, Greenwood Press, Inc. Connecticut, USA, 1981, p. 81
5 Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion (« Champs »), 1983.
6 La crise financière vue par Jacques-Alain Miller, L’hebdomadaire Marianne a prévu de publier demain une interview de Jacques-Alain Miller sur la crise financière.
7 Gregory Bistoen, Stijn Vaheule, Stef Craps, “Nachträglichkeit: A Freudian perspective on delayed traumatic reactions”, in Theory & Psychology, Vol. 24(5), p. 668-687, 2014.
8 Jacques Lacan, “Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse”, p. 256, in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
10 http://www.journaldemontreal.com/2015/04/06/le-quebec-pourrait-revivre-u...